31 mai — Ce qui nous regarde, ce que nous voyons




Pour la première fois depuis notre arrivée je remarque, en fin d'après-midi, que, de la table en bois qui sert de bureau sous une fenêtre du salon, on a vue sur le château de Beaufort, éclairé par le couchant (entre les deux fils, sur la deuxième photo). Qu'est-ce qui nous regarde, de là-haut, que nous ne voyons pas ?



Sans doute pas Georges Didi-Huberman, qu'on aimerait écouter parler de son livre (comme à Uzeste où il parlait d'Aby Warburg, si je me souviens bien, juste après François Corneloup dans une grange).


Demain après-midi, il est prévu qu'on aille avec des amis dans la région de Khiam. Prévoir gilet, et papiers pour les check-points. Si ça pouvait nous défatiguer un peu... tension.


Par exemple : l'immobilisation soudaine des yeux de S. en classe, en même temps qu'une vibration croissante, que les pieds perçoivent avant le ventre soudain inquiet - et soudain la stupeur : d'où me vient ce vertige absurde ? mais l'écarquillement des yeux de S, de sa voisine, l'immobilité terrifiée de leur visage, de leurs bras, leur tristesse furieuse et leur pâleur, confirment cette sourde vibration maintenant de tout le sol, de toute la classe ; et c'est pire : les murs vibrent une demi-seconde, il y a comme une intensité ahurie de tout ; puis ce martèlement du fond de la terre cesse comme il est venu, comme si on n'en avait eu qu'un aperçu, comme si l'on sentait que la réserve de puissance allait au-delà de ce que peut percevoir un corps humain : ça n'a duré qu'une seconde.

Ce n'est qu'une fois cela passé qu'on entend la puissante détonation, qu'un grand rire éclate dans la classe : on se moque de tous ceux qu'on a senti se figer si fort, qui ont lancé ce haut-le-corps collectif – par un hoquet ou une inspiration brutale, et qui maintenant rougissent avec un sourire soulagé, mais profondément triste : ce n'était qu'une explosion dans la carrière, derrière, pas un bombardement, et on rit justement de ce que tous ceux-là y aient cru. Didi-Huberman cite un psychanalyste (?) (p. 59) :

Par son jeu, l'enfant meurt comme il rit. Peut-être dans leur vie, quand ils rient, les humains laissent-ils voir de quoi ils seront morts.
Le brillant des larmes retenues semble dire que désormais la peur est en soi, qu'on ne peut en vouloir à personne mais qu'on en veut à tout de la sentir aussi fort à chaque fois. Le prof (se) rassure, c'est facile : il est là pour ça ; mais j'ai pour longtemps le souvenir très vif de cette crispation des corps qui précède ce que je suis moi-même capable de percevoir ; de ces yeux désespérés, hors du temps, au premier rang - des yeux de quatorze ou quinze ans qui savent déjà dire ce que nous n'avons pas encore perçu ni même conçu.



Lors d'un oral blanc, j'étais sorti, le temps de la demi-heure réglementaire de préparation, prendre l'air et regarder la montagne se faire manger petit à petit ; soudain j'avais été stupéfait de voir se soulever, dans le plus grand silence, une immense gerbe de terre et de feu : il avait fallu au moins une seconde pour que le son parvienne, au moment où le panache de poussière commençait déjà à retomber. Les explosions : vues à la télé, au cinéma : synchronisées, passées au crible d'une signifiance : on ne pense pas à ce décalage, ni au fait qu'on le sente d'abord dans le sol, et comme un creux dans l'air (sensation similaire, mais transposée à l'air : "la bombe", à la piscine).

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

3 mars — Habbouche – Jezzine - Saïda - Habbouche

18 mars — Une frontière après les cours

11 juillet — Quitter Nabatieh