11 janvier — Vous voyagez pendant les vacances, Monsieur ?


Aaita El-Chaab

Jusqu'au dernier quart d'heure on avait joué le jeu d'une rentrée ordinaire, avec des cours qui rentrent dans les cadres : "argumenter, convaincre, délibérer, persuader", "problématique", "relever", "noter dans la partie ceci ou la partie cela"... parce qu'après la guerre il fallait un retour à la normale, ou plutôt à la norme.
Le dernier quart d'heure, les élèves m'ont demandé si je "voyageais" pendant les vacances — ici on ne part pas en voyage parce qu'en arabe un seul mot suffit — et j'ai demandé ce qu'ils avaient envie de raconter après un été de guerre, suivi d'une rentrée tardive, et d'un trimestre sans vacances jusqu'à Noël, avec 6 jours de cours par semaine pour "rattraper".

Ce qu'il reste, entre autres, maintenant que la semaine de rentrée est presque finie : N. qui raconte comment, "au début de l'école", les missiles explosaient sur la colline, là, juste en face, et qu'il n'avait, alors, pas encore peur, parce qu'il n'était qu'en CE2 et ne se rendait pas compte, prenant A. à témoin qui lui aussi était là ; que sa maîtresse était tombée dans les pommes, qu'une autre avait sauté immédiatement dans sa voiture pour s'enfuir, alors que eux savaient déjà que ça n'allait pas durer. L'été dernier, ils avaient cru que ça allait être comme d'habitude, mais au delà des quelques jours habituels ils avaient commencé à se demander si ça allait durer, et la peur était revenue. Il me reste aussi cette phrase de M., dite si doucement : "Monsieur, moi j'ai déjà vécu trois guerres". Elle ajoute qu'elle ne se souvient pas de la première, parce qu'elle était encore bébé. Le loup et l'agneau dont l'ironie du premier vers était devenue d'un seul coup palpable, au moment de l'expliquer.
La photo qu'il faudrait : je ne l'ai pas encore prise, je la mettrai en ligne plus tard : à la mi-novembre j'ai ouvert l'armoire du fond, dans la salle 113, j'en ai extirpé de vieux exposés roulés (Voltaire, Candide, Les Lumières... des extraits de dictionnaires copiés et mis en page), des photocopies inutilisées d'un sujet de brevet sur Le loup et l'agneau, mais aussi une vue satellite agrandie : un village en noir et blanc. Je l'ai punaisé sur le liège du fond de la classe, pas pour les élèves, mais pour pour pouvoir y jeter un coup d'oeil de temps en temps en faisant cours — par fascination pour ce que les cartes introduisent dans ce qu'on vit : une lecture potentielle de là où on est, qui donne un autre sens à ce qu'on fait, une sorte de bouée souvent utile pour se rappeler qu'en classe ce n'est pas grave, qu'il faut laisser aller, s'extraire — le premier réflexe des Premières qui s'installaient avait été de m'expliquer que ce village n'existait plus, qu'il était entièrement détruit, qu'ils le connaissaient bien, qu'ils habitaient à tant ou tant de kilomètres... J'ai retrouvé la carte telle quelle le lundi 8 janvier à 8h.



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